Sciences et exactitude

La question du sens spirituel des mythes est de celles qu’on se plaît à reléguer dans le domaine du sentiment et de l’imagination et que la « science exacte » se refuse à traiter autrement qu’à travers des conjectures psychologiques et historiques. Pour nous, qui ne croyons pas à l’efficacité d’un savoir retranché de la vérité totale, — à moins qu’il ne s’agisse que d’une connaissance de choses physiques actuellement palpables, — la « science » dont il s’agit substitue volontiers l’exactitude à l’intelligence, soit dit sans euphémisme; c’est en effet cette « exactitude » même qui exclut les opérations décisives de l’intelligence pure, puisque l’enregistrement méticuleux et souvent arbitraire de faits éventuellement insignifiants— ou rendus tels par le point de vue adopté — remplace la perception intellectuelle de la nature des choses. La « science » prétend se caractériser par son refus de toute prémisse d’ordre purement spéculatif (le voraussetzungsloses Denken des philosophes allemands) et par une parfaite liberté d’investigation, mais c’est là une illusion puisque la science moderne, pas plus qu’une autre, ne peut éviter de partir à son tour d’une idée : c’est le dogme du caractère exclusivement rationnel et plus ou moins « démocratique » de l’intelligence; autrement dit, il existerait une intelligence une et polyvalente, ce qui en principe est vrai, et cette intelligence serait celle que possède tout homme, et qui permettrait précisément à l’investigation d’être « libre », ce qui est radicalement faux. Il est des vérités que seule l’intellection — qui en fait n’est pas accessible à tout homme « sain d’esprit » — permet d’atteindre; et l’Intellect a besoin, de son côté, de la Révélation — en tant que cause occasionnelle et véhicule de la philosophia perennis — pour pouvoir actualiser sa lumière autrement que d’une façon fragmentaire. En tout état de cause, quand on parle d’ « analyse objective », et qui plus est, basée sur des « faits » et « non sur des spéculations » ou « sur l’abstrait », on oublie toujours le principal intéressé, à savoir l’intelligence — ou l’inintelligence — de celui qui analyse; on oublie que, dans bien des cas, les « analyses de faits » tendant à « prouver » telle ou telle chose dont l’existence ou l’inexistence est pourtant évidente a priori, ne font que suppléer à l’absence — foncière ou accidentelle — de l’intellection, donc de l’intelligence proportionnée au problème posé.

Quand on abolit les vrais mythes, on finit inévitablement par leur substituer des mythes factices, et en fait, la pensée qui entend se fier à sa seule logique, dans un domaine où celle-ci n’ouvre aucun horizon, s’avère incapable d’échapper aux diverses « mythologies » scientistes, un peu comme l’abolition de la religion conduit en définitive, non à une vision rationnelle de l’Univers, mais à une contrereligion, laquelle ne tardera pas à dévorer le rationalisme lui-même ; car rendre l’homme absolument libre, - lui qui n’est pas absolu, - c’est libérer en lui tous les maux, sans qu’il subsiste un principe qui puisse les limiter. Tout ceci montre bien que c’est au fond une sorte d’abus de langage que d’appeler « science » un savoir qui n’aboutit qu’à des résultats pratiques et ne ‘révèle' rien sur la nature profonde des phénomènes, - une science qui, étant par définition dépourvue de principes transcendants, n’offre aucune garantie quant à ses résultats ultimes. Images de l’esprit, p.20.

Mais l’exactitude même de la science moderne, ou de certaines de ses branches, se trouve gravement menacée — et d’ une manière assez imprévue — par l’intrusion de la psychanalyse, voire du « surréalisme » et d’autres formes de l’irrationnel érigé en système, ou de l’existentialisme qui, lui, n’est pas de l’irrationnel, mais de l’inintelligent, a rigoureusement parler. Le rationnel exclusif ne peut pas ne pas provoquer de telles interférences, du moins en ses points vulnérables tels que la psychologie ou l’interprétation psychologique — ou « psychologisante » — des phénomènes qui lui échappent par définition. Regards sur les mondes anciens, p.44-45.

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